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Studia caracoana

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23 mars 2010

Dédicace du Tombeau de l'histoire

Dédicace manuscrite, sur un exemplaire du Tombeau de l'histoire (1966).

tombeau

Transcription :
263
Pour Partisans.
On meurt toujours
pour l'ordre
et l'ordre renaîtra toujours
un et le même
des subversions triomphantes.
AC

Courtesy Julien Vallières.

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27 janvier 2010

Caraco & Davila

CARACO ET DAVILA : ELEMENTS DE COMPARAISON par Philippe Billé

     Les rares commentateurs de Gómez Dávila l’ont déjà comparé à nombre de penseurs, aphoristes ou non. Parmi eux, Franco Volpi a brièvement évoqué une figure peu connue, celle de l’écrivain uruguayen, mais principalement francophone, Albert Caraco (1919-1971). Selon Volpi, le «pessimisme exaspérant» et «l’intransigeance (des) jugements» rapprocheraient Caraco et Dávila, cependant que la «foi lumineuse» du second l’opposerait à l’«amertume» du premier. Cette comparaison sans doute est fertile. On pourrait sans peine établir, au-delà des différences de psychologie, plusieurs oppositions entre les deux hommes, depuis certaines options philosophiques fondamentales, Dávila se réclamant d'un catholicisme que Caraco flétrissait avec la plus grande virulence, jusqu’à de plus légères questions de goût :  la nostalgie de Dávila, par exemple, est principalement tournée vers l’Occident médiéval, celle de Caraco vers la culture française des XVIIe et XVIIIe siècles. Sur de multiples points, cependant, le lecteur ne peut manquer de remarquer la coïncidence de vue entre Nicolas et Albert, parfois jusque dans les termes employés. Je présente ci-dessous quelques phrases comparables, touchant :

     - le petit-embourgeoisement : «la race des seigneurs est à jamais éteinte, noblesse enfin n’oblige plus personne, on est entre valets...» (Ma confession, Lausanne : L’Age d’Homme, 1975, p 125) et «Il n’y a plus de haute classe ni de peuple, il n’y a qu’une plèbe riche et une plèbe pauvre» (N.II.53).

     - les mérites de l’humanité : «La liberté la plupart des humains ne la méritent pas...» (Le semainier de l’agonie, L’Age d’Homme, 1985, p 287) et «Rares sont les pays qui ne méritent pas qu’un tyran les gouverne» (S.168).

     - la valeur de Jean-Paul Sartre : «Sartre... ses brouillons énormes et tous indigestes...» (Semainier de l’agonie, p 250) tandis que Dávila le range dans «le canon classique de mes impossibilités absolues» (E.I.174).

     - l’optimisme : «Quels sont les plus méchants des hommes ? ce sont les optimistes» (Semainier de l’agonie, p 247) et «Déprimant, comme un texte optimiste» (S.166).

     - la sexualité de l’âge mûr : «après quarante ans les rapports me paraissent assez ridicules» (Semainier de l’agonie, p 234) et «La chasteté, une fois la jeunesse passée, relève, plus que de l’éthique, du bon goût» (E.II.90).

     - les troupeaux humains : «où plusieurs douzaines se réunissent, l’esprit déménage» (Semainier de l’agonie, p 127) et «L’âme est une quantité qui décroît à mesure que plus d’individus se regroupent» (N.I.71).

     - l’utilité des révolutions : «la plupart des révolutions sont inutiles : les abus changent de camp au lieu de disparaître» (Semainier de l’agonie, p 43) et «Inutile, comme une révolution» (E.II.126).

     - les lettres classiques : «le mieux est de bourrer les jeunes gens de grec et de latin, de lettres et d’histoire, le reste n’acheminant qu’à la barbarie et ne leur dérouillant l’intelligence» (Semainier de l’agonie, p 32) et «Ne lire que du latin et du grec pendant quelque temps est la seule façon de se désinfecter l’âme» (N.II.115).

     - l’autre : «Sitôt que l’on est deux, la tricherie commence» (Semainier de l’agonie, p 26) et «Où il y a deux, il y a trahison» (E.II.260).

     - la surpopulation : «nous rendre heureux, cela requiert un général dépeuplement. Moins d’enfants, je vous prie, de moins en moins d’enfants, c’est le premier devoir» (Semainier de l’agonie, p 21 & 24) et «Dépeupler et reboiser : première mesure civilisatrice» (N.II.99).

     - le jardin : «Si l’on m’interrogeait sur la nature de mes préférences, je dirais humblement que je ne haïrais pas d’avoir une maison pourvue d’un jardin» (Semainier de l’an 1969, L’Age d’Homme, 2001, p 151) et «A part un beau jardin, tout est inférieur à nos rêves» (N.II.163).

     - le tourisme : «Hors les spectacles et l’amour, il n’est peut-être rien au monde que j’abomine plus que les voyages et doublement depuis qu’il est des voyageurs par millions, c’est l’invasion des Barbares, laquelle entraînera la profanation des sites et des monuments» (Semainier de 1969, p 143) et « Le barbare ne fait que détruire ; le touriste profane » (N.II.115).

     - l’ascension sociale : «monter ne prouve pas que l’on soit à sa place, une fois arrivé» (Semainier de l’agonie, p 21) et «Nous ne réprouvons pas le capitalisme parce qu’il suscite l’inégalité, mais parce qu’il favorise l’ascension de types humains inférieurs» (E.I.128).

     Bien d’autres pourraient s’y ajouter.

(Article de 2003)

13 janvier 2010

Remarks

REMARKS ABOUT CARACO, by Philippe Billé

«I am a racist and a colonialist.» (Ma Confession, 141). Albert Caraco had a certain talent for making everyone comfortable, as soon as they open the book. In many respects, an uncommon writer. He was born in Constantinople, of a Sephardic family, (on June 8th according to his own words, in the Semainier de l’agonie, 44). He was the only son of a banker.
During his childhood, he lived in Prague, Berlin (Kurfürstendamm, 129, from 1926 to 29) and Paris, where he studied in the Janson-de-Sailly high school. He graduated in Advanced Commercial Studies in 1939, but never worked. He summarises his youth with these words: «I spent the first ten years of my life in Germany, the following ten in Paris, the following ten between Argentina and Uruguay.» (L’homme de Lettres, 207-208).
It was in 1939 that his family left Europe for South America, where they sojourned in Brazil and Argentina before settling in Uruguay, in Montevideo. Two of his books from this time, which I have in my hands, bear his mark, from which I decipher the address: 924 av. Mariscal Estigarribia, Montevideo. It’s a great avenue in the south of the city, not far from the sea.
After the war, in 1956, the family returned to settle permanently in Paris. He mentions in the Semainier de l’incertitude, in 1968, that he has been living there for eight years, in the Jean-Giraudoux street (p 100 & 162). A natural melancholic, he waited for the death of his parents before committing suicide. His mother went first, in 1963 (he wrote about it in Post mortem). His father followed her in September 1971, and Albert hanged himself the day after. Until the end of his life he kept the Uruguayan nationality.
His first books, published in Rio de Janeiro and Buenos Aires in the beginning of the 40s, were classical in style and subject. His plays, partly in verse, are a testimonial of his great mastery of French and the rules of style. One may find in the end of Inès de Castro a remarkable tirade in prose, which on reading reveals itself to be a sequence of alexandrine verses one after the other.
His later books are mostly philosophical essays, for the greater part arranged in aphorisms or dialogues. His last books, more personal, are chronicles that combine autobiography and pamphlet. In these books, in a casual manner, he discusses his life, modernity, literature, history or religion, and often the same topics resurface. Ma Confession presents a very regular and somewhat monumental structure : it is a collection of 250 wandering meditations, beginning at the top of one page and finishing at its bottom. Many works from this period, titled Semainiers, are divided in weekly chapters. A block of six lines («It has been three generations since the West swarms with teachers of barbarity...») which I see repeated word for word on pages 73 and 93 of the Semainier de l’agonie (weeks from 18 to 24 February and 4 to 10 March 1963) allow me to presume that the writing and the structure of the journals are not as spontaneous as one might believe.
Although he was mainly French-speaking and French-writing, Albert Caraco also practised three other living languages: «French, German, English and Spanish are four admirable languages and I manage to express myself, with more or less success, in all of them.» (Semainier de 1969, 45). He mentions, in the Semainier de l’incertitude (23), that his order of proficiency was, after French, Spanish, then German and finally English. He inserted, in different ways, in his later books, passages written in these languages. The 250 pages of Ma Confession, include a sudden series of seven pages in English (91-97), and later seven in German (105-111), then seven in Spanish (113-119). In these diaries, the text is scattered in paragraphs written alternately in one of these languages, and at times Caraco goes unexpectedly from one to the other in the middle of a paragraph, or even in the middle of the sentence. He said of his Semainier de 1969: «The informed reader knows, as he reads me, that he is listening to a fugue in four voices» (134).
He was a reactionary and a misanthrope of the first order. «I don’t hide my profession of pessimism and I’m an avowed partisan of reaction» (1969, 104); «the conservation of a beautiful armchair is to me more important than the existence of many bipeds of articulate voice» (Agonie, 237); «I would be pleased indeed, if the universe were full of blazing ovens, and crowded concentration camps, and starving people deported» (1969, 118). He was not only a racist and a colonialist, but also vaguely a monarchist, at least nostalgic of the Ancien Régime («The sooner we reestablish monarchy, the better» (Agonie, 37); inegalitarian («Behold the kind of runts which form the common humanity, does it look as if they are our brothers?» ; «Which is the falsest idea? Equality», Agonie, 233 & 279), and in favour of the death penalty («I approve of the death penalty», Agonie, 59). All this to please modern humanists...
His scathing insults against Arabs and Blacks leave no doubt as to the scarce esteem that he had for them, and miscegenation was unthinkable to him: «Paris is already full of Arabs and Negroes, soon it will look as if we are in Brazil» (1969, 8) (and I do not quote the worst of his imprecations).
Presenting himself as «the heir of immortal French traditions» (Agonie, 86), he admired French culture and especially the literature of the seventeenth and eighteenth centuries: «The time when the French flourished and had their greatness measured, between Louis XIV and the first Napoléon» (Homme de Lettres, 115); «from 1600 to 1800... during this time, France had a style» (Incertitude, 167); «from 1650 to 1775... one reaches such a harmony, in which greatness does not crush and whose measure is not compressed» (Agonie, 33).
On the other hand, he detested contemporary France, which he considered decadent: «I shall die as a Francophobe» (Agonie, 262); «France... the older I grow, the more I despise her» (Confession, 112). Although he chose to live there, he did not feel integrated and did not demand a naturalisation: «I am not a French writer, I do not feel as such» ; «Albert Caraco is not French, does not feel French, and has little esteem for France» (Agonie, 62 & 270).
Toward the Jews his feelings are mixed. He confesses to being «a Jew of birth and for a long time discontented for being» (Agonie, 140). He was very contented in his last years, particularly during the war of 1967, when he developed a racism in full scale, placing the Jews at the summit of the human pyramid: «We are the backbone of the white race» (Confession, 36). But that didn’t stop him from making unfavourable conclusions from his meetings with Jews: «In Paris one may see some very horrible Jews, these scoundrels coming from Algeria, ... yellow eyes, green skin and frizzy hair», Agonie, 251; «God! The Jews are ugly!», 1969, 100; and even his own family: «From what do I descend? I wonder how did all these runts even dare to survive» Agonie, 265.
He regretted having converted to Catholicism for a few years, which consumed his first works. He didn’t think much of Christian and Muslim monotheism. To his eyes the Qur’an was «the disgrace of the human spirit» (Confession, 140), and the Church, whose only merit was «having for a long time favoured the fine-arts», is «the moral cancer of the white race» (Agonie, 172 & 110). However, he had in the same sack of contempt all three branches of monotheism, even the Jewish: «Judaism, the Church and Islam are not agreeable to me, the spirit which animates them is often lowness itself» ... «The Church, Islam and Judaism, I call them all poisonous; the sundry pagan religions are much more agreeable, the Greeks were admirable, the Celts were charming» (Agonie, 246 & 251). As we see, sometimes he professes a preference for paganism: «The pagan religions are worth much more than the delirious systems which have replaced them» (Agonie, 33); «The restoration of paganism will save the species» (Confession, 62). With regard to eternal life, he declared: «the very idea of relieving my needs for thousands of years immediately makes me dissent with revealed religions» (Confession, 203).
Upon reading these virulent diatribes, which are rather offensive toward the French and the Christians, sometimes I wonder, divided between indignation and fascination, how far my situation as a reader could be symmetrical to that of a Jew reading Céline’s Trifles for a Massacre. Regarding that, I must observe that Caraco, in spite of his little sympathy toward anti-Semites («The anti-Semite is a brute, he eats grass on all fours», Agonie, 141), seems to have a certain esteem for Céline, whom he considered a «true born writer», a «possessed man», in opposition to the mere «man of letters, the ape of inspiration», which he saw in Camus (Agonie, 85).
His style has the trenchant tone of intolerance, and an archaic syntax, which is sometimes endeared with a precious mien, such as his tic of using old fashioned negations without the word «pas», which doesn’t please everyone. He has whims, for instance, the expression «we lack a thesis about...» He knew how to avoid the tricks of slang and didn’t overuse exclamation marks.
«A good book is an exercise of thought and style», he noted (Homme de Lettres, 262), and without a doubt he gave us good books. One will see that I am far from subscribing to all of his ideas, or sharing his tastes. But I do not want to give the impression that I like to read him only to savour his fulgurant style, or laugh at the delirious exaggerations of a cantankerous prophet. He forgot, as we say, to be a fool; his pages are also valuable for their truthfulness. I don’t think he was mistaken in remarking that pollution and overcrowding are our primary problems, even more nowadays, and that they are connected. He cast against the literature and the arts of his time a thousand pertinent traits. He has penetrating views on psychology.
He was quite a biophobe: he didn’t love life and wasn’t particularly attracted by sex, seeing himself as a «civil monk» (Agonie, 16), admiring the celibacy of priests (Confession, 200): «desire has nothing honourable about it, pleasure has nothing sublime» (Agonie, 248); «I am a puritan and I despise debauchery» (author’s English, Incertitude, 142). He resumes: «No cat, no dog, no lover, no woman», and then pontificates: «The company of females, I confess, bores me; almost all of them seem ugly and stupid» Confession, 164); («Have I ever had a taste for boys? I don’t know anything about that, and I am not all curious about these discoveries» (Confession, 50). Has he ever known love? Sometimes he says no, sometimes he confesses to some encounters: «I have had very few relations of experience with women, usually poor street women» (Agonie, 89); «those rare creatures whom I payed to overpower didn’t heat up my blood» (Confession, 50). Sexual desire was unbearable to him: «The last drop of misery: carnal temptation!» he confided in May 1963, «I will strangle myself from rage!» (Agonie, 191). When these crises happen, «I need to relieve myself» (Confession, 26 & 56), seeking «shameless and brief self-abuse» (Agonie, 238), following the example of «misanthropic philosophers who preferred their own hands to the legs of the ladies» (Agonie, 67). And sometimes he becomes hard and harsh: «I hate my phallus more than everything else, and a thousand times more... I’ve burnt it, I’ve cut it, I’ve sliced it» (Agonie, 135).
Among his rare positive aspirations one will note the discreet but recurrent expression of his love for the country and the garden. He says three times in Ma Confession: «I wish I could live in the countryside and have a house in the middle of a garden and spend my evenings working the earth» (27); «I would really like to have a house in the country and be able to write in a garden, of which I would be the owner» (122); «I have always desired to live in the country and I have always lived in the stench and the noise of cities» (254). The same idea is found in his Semainiers: «I only wish to breathe the air of the country and to work in a silent garden, I hate Paris» (Agonie, 132); «If I was asked about the nature of my preferences, I would humbly say that I would like to have a house with a garden, on the border of an old city» (1969, 151).
«I have some wishes to be translated» he declared (Agonie, 81), but judging that «most translations deviate from the original, according to the inanity and the lowness of our interpreters» (Homme de Lettres, 156), he prayed: «Lord, grant me faithful translators» (Agonie, 259). What would be his opinion of me, a poor laborious goy, first as his reader and then as his translator, I can’t imagine.
He was a solitary man. «I witness, alone in my room, as an isolated man, a man walled up, a man who chokes and who will die in the dark» ... «My audience is the walls of my room» (Agonie, 258, 274). His bitterness was so great that he didn’t think little of himself: «My book will blow up like a bomb over Europe» ... «When I am dead, it will be the remains of a giant that will be suddenly found surrounded by French ants» (Agonie, 248, 256). Indeed, he was everything a man could be, except a homunculus.

(March 2005. Original French version here)

22 décembre 2009

Un passage de Nucéra

UN PASSAGE DE MES PORTS D’ATTACHE, par Louis Nucéra :

Dans les années soixante-dix, je fus bouleversé par deux livres d’Albert Caraco : Post-mortem et Ma confession. Ils m’avaient remué, comme La face sombre du Christ de Vassily Rozanov. Comptable de nos décompositions et de nos débâcles, Caraco savait combien l’espèce est à plaindre plus qu’à blâmer. «Leur amour de la vie me rappelle l’érection de l’homme que l’on pend», écrivait-il. Prédisant à la France «un Sedan intellectuel, un Rossbach artistique, un Azincourt philosophique», il poursuivit dans l’ombre, loin des claques et des conjurations, une œuvre prophétique, érudite et naïve, s’interrogeant sur les gestes les plus naturels et les révélant dans leur plus étrange aspect. Il mariant «le ciel avec l’enfer et notre transcendance avec notre animalité». Ce qui m’attacha aussi à Caraco est sa langue ; elle appartient à la grande tradition française du XVIIIe siècle. Sa mère morte, il avait décidé de se suicider quand «Monsieur Père ne s’éveillera pas un beau matin.» Un matin de septembre 1971, son père ne s’éveilla pas. Le lendemain, dans la nuit, Albert Caraco, «de bonne grâce», mettait fin à ses jours. Il avait cinquante-deux ans. Il affirmait s’être privé d’amour physique toute sa vie afin de garder ses forces intactes pour son œuvre littéraire. «Ils ne m’estimeront jamais, car ils devraient se mépriser eux-mêmes», hurlait-il à l’encontre «des autres». Il hurlait du fond de sa solitude, mais il y avait des sanglots dans sa voix.
          «Quand Caraco m’adressait ses livres, il noircissait le recto et le verso de la page de garde. Cette longue dédicace aurait pu me toucher, n’était qu’il m’assimilait aux écrivains maudits. Il se considérait comme tel. Ce n’est pas mon cas. Caraco souhaitait la consécration, l’Académie française, le Nobel, que sais-je. J’estime que le succès est un malentendu plus que l’échec. Je ne l’ai jamais cherché. Je redoute l’assassinat par admiration. Un jour, excédé par une dédicace où il me prêtait des pensées envieuses que je n’ai pas, je lui ai retourné son livre.»
            Voilà, en substance, ce que Cioran me disait les rares fois où nous parlions de Caraco. Je n’en ai jamais tiré grand-chose de plus. Mais un homme comme Jean Gaulmier m’écrivit des lettres émues quand il vit que je m’intéressais à ce damné de la terre. Il me confessa son remords de ne pas avoir assez correspondu avec lui. Il s’interrogeait : «A-t-il cru ses appels sans écho alors qu’au contraire chacun de ses livres me plongeait dans un abîme de réflexion et de tristesse ? Souvent, on a peur d’importuner ; dans certaines circonstances on a tort. On commet aussi des maladresses au nom de la discrétion ; elles sont parfois irréparables.»

Extrait de Mes ports d’attache (Grasset, 1994, pages 176-177). Reproduit avec l’aimable autorisation de Madame Nucéra.

21 décembre 2009

Un article de Louis Nucéra

CARACO LE MAUDIT
Par Louis Nucéra

            «Si Monsieur Père ne s’éveillait un beau matin, je le suivrais de bonne grâce.» Un matin de septembre 1971, Monsieur Père ne s’éveilla pas. Le lendemain, dans la nuit, Albert Caraco se suicidait. Il avait 52 ans. Plus rien n’attachait à ce monde ce cynique averti qui décida de noiricir des pages plutôt que de se donner du bon temps. Il est vrai que de son propre aveu, son peu de santé le contraignait à se ramasser autour d’un fauteuil et d’une table : «Ma prétendue sagesse est un aveu de mes limites, mes mœurs sont une économie et non pas un renoncement de choix formé…»
            Non. Plus rien ne l’attachait à ce monde. Sa mère était morte, il s’était désabusé de tout succès «laissant gloire et plaisir aux mignons de l’événement» et il avait renoncé après des agonies sans nombre à lutter contre l’empire des idées fausses qui s’éternise au préjudice de l’avenir. «L’homme en état de comprendre ferait bien de se taire», disait-il. Par bonheur il ne s’y résigna pas, lançant des phrases terribles : «Le moyen d’établir la différence entre ce qui ne fut jamais et ce qui cessa d’être», «Notre science ne nous rend plus libres, nous n’avons pas l’esprit de nos moyens, nous n’avons pas l’intelligence de nos œuvres» ou encore : «Leur amour de la vie me rappelle l’érection de l’homme que l’on pend.» Nul, plus que lui, n’a touché le fond du désespoir.
            Prédisant à la France «un Sedan intellectuel, un Rossbach artistique, un Azincourt philosophique», il poursuivit dans l’ombre, loin des claques et des conjurations, une œuvre prophétique, érudite et naïve, s’interrogeant sur les gestes les plus naturels et les révélant dans leurs plus étranges aspects, «mariant le ciel avec l’enfer et notre transcendance avec notre animalité», rompant des lances avec l’absurde, cet absurde qui a «la haute main sur la plupart de nos litiges».
            Comptable de nos décompositions et de nos débâcles, il savait combien l’espèce est à plaindre et non à blâmer, il savait «qu’elle subit ce qu’elle n’entend pas et que l’on joue cruellement avec son impuissance, que son histoire est une chaîne de misères et de honte, un fleuve de boue et de sang charriant ces paillettes d’or que sont les idées et les formes».
            Ses connaissances étaient immenses ; sa langue de celles qui ne laissent pas d’émerveiller : elle appartient à la grande tradition du XVIIIe siècle. Quand, par dégoût de l’indifférence française, il décidait de s’exprimer en anglais ou en espagnol, les familiers de ces pays affirment qu’il est plus proche de Samuel Johnson et du Siècle d’Or que de l’expression contemporaine.
            Le sort de la civilisation le hantait. Il a des phrases d’apocalypse pour crier ses terreurs, sa haine des renoncements : «On ne se soustrait jamais longtemps à son train, sauf à mourir au monde, lequel est l’art de prévenir une défaite en courant s’y précipiter, avant que la bataille ait lieu.» Mais on n’arrêterait pas de citer ce philosophe féru de pensée germanique, ce mémorialiste, cet essayiste, qui, dans son superbe et poignant isolement, puisait une inflexibilité peu fréquente en nos temps de compromis.
            C’est l’honneur d’une maison d’édition (L’Age d’Homme) que de publier les œuvres complètes de ce maudit (Le tombeau de l’histoire, Ma confession, Post mortem…). Son foisonnement, ses contradictions fulgurantes, ses mises en garde, ses malédictions, ses insolentes certitudes, son humour, la beauté de chacune de ses pages, la primauté qu’il donne aux choses de l’esprit sans tuer pour cela l’émotion en lui, son orgueilleuse et pitoyable folie exercent une fascination sur ceux qui se sont pris à l’aimer.
            Quand rendra-t-on justice à Caraco ? Les happy few deviendront-ils many few selon le mot de Morand parlant de Stendhal ? «Ils ne m’estimeront jamais, car ils devraient se mépriser eux-mêmes», hurlait Caraco. Mais il avait des sanglots dans la voix.
L.N.

(Article paru dans Subjectif n° 6, Paris, mai 1979, page 60. Reproduit avec l’aimable autorisation de Madame Nucéra).

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10 décembre 2009

Dédidace de Post mortem

Caraco_PM1

Le 29 août 1969, à Lausanne, Caraco dédicace à Raymond Aron un exemplaire de Post mortem. Ayant pris par erreur à l'envers le volume à la couverture noire, il écrit sur la dernière page:
"Pour Raymond Aron:
Un cas d'espèce
et toutefois à la mesure
de chacun
mais non pas un modèle
un avertissement plutôt."
Puis, s'avisant de sa méprise, il ajoute un mot sur la première page :
"Pour Raymond Aron:
En le mettant sous enveloppe
je m'aperçus de la présentation
que j'ose appeler dialectique
de mon opuscule
et parce que ce genre de raisonnement
ne vous est pas trop étranger
je vous l'adresse ainsi."
J'ai eu le plaisir d'acheter d'occasion, l'année dernière, cet exemplaire particulier. (Ph.B)

Caraco_PM2

8 décembre 2009

Dix fragments du Semainier de l'agonie

DIX FRAGMENTS ESPAGNOLS DU SEMAINIER DE L’AGONIE (1963)
d'Albert Caraco
t
raduits par Philippe Billé.

Page 86 (Semaine du 4 au 10 mars) : «Ya no puedo morir…»
Je ne peux plus mourir, et demain il ne restera pas un recoin où il me soit possible de me cacher. Devant mes yeux s’ouvre le chemin qui ne finit jamais et qui emporte tout, je donne jour à mon éternité et je me fais concept, je sors de moi aliéné par moi-même, l’arc brisé, la flèche tirée.

Pages 106-107 (Semaine du 18 au 24 mars) : «Así tiene que ser…»
Voilà ce qui doit être, et de l’Allemagne il ne restera trace. Arrive la guerre, qui vient nous délivrer de la peste et qui répand du sel sur les ruines fumantes. Que s’accomplisse le destin et soit louée la divine providence. Je salue l’ange exterminateur, je baise les mains de la mort et lui offre ma vie et mon œuvre. Je regarde autour de moi et je demande à Dieu que tout disparaisse, sans pitié même pour les nouveaux-nés ni pour ceux qui sont à l’article, et soupirant après une mer de sang, moi le prophète antéchrist. Je ne me moque de rien, pour mieux me moquer du néant.

Page 116 (Semaine du 25 au 31 mars) : «Este país ha de oír…»
Ce pays devra entendre ma voix au milieu du silence de ses penseurs, de la fumée de ses écrivains, de la cendre de ses œuvres et du néant de ses espérances. (…) Ma solitude sonore m’entoure, je suis ce que je suis, et ce que je ne suis je ne le regrette pas, ma vie est la source où boivent mes œuvres.

Page 136 (Semaine du 8 au 14 avril) : «Me siento muy cansado…»
Je me sens bien las, la vertu aussi lasse et lasse le devoir, le fanatisme seul perdure et comble les lacunes, sans fanatisme tout se défait, il y a des moments où le fanatisme sauve tout, et d’autres où il perd tout, je suis prisonnier de mes habitudes et mes habitudes ne me concèdent rien, il ne me reste de remède que la victoire.

Page 167 (Semaine du 22 au 28 avril) : «El ángel exterminador…»
L’ange exterminateur a ouvert le chemin et ce qui fut et ne devait pas être a été, le soleil est arrivé à midi, en un instant la nuit l’a avalé et nous sous sommes réveillés du cauchemar avec les yeux aveugles.

Page 256 (Semaine du 22 au 28 juillet) : «No tiene porvenir…»
La liberté n’a pas d’avenir et peu d’hommes la méritent, ils cherchent la protection mais la protection se paye au septuple et le mieux sont les chaînes qui la procurent, ainsi obtiennent-ils enfin ce qu’ils cherchaient, et arrive le jour funeste où même les rêves se figent.

Page 270 (Semaine du 5 au 11 août) : «Lo que fue ya no es…»
Ce qui fut n’est plus et ce qui reste est médiocrité, les hauteurs se sont écroulées et les profondeurs envahissent tout. La France est finie, la France est un autre pays, la France éternelle est une illusion, en ce monde l’éternité doit se reconquérir chaque jour, celui qui cherche le repos trouve la mort, l’univers est plein de pays morts et les défunts qui les peuplent ne le savent pas, ils sont morts et continuent à crier et à simuler. Ainsi passent les choses, ainsi passèrent-elles, ainsi passeront-elles.

Page 274 (Semaine du 12 au 18 août) : «Ven, dulce muerte…»
Viens, douce mort, je t’attends avec impatience au milieu de cette humanité canine! Le dégoût m’envahit et sans tes ailes où aboutirai-je?

Page 276 (la même semaine) : «La sombra anda…»
L’ombre suit le corps, le catholique est une ombre qui pour vivre a besoin de sang, le sang juif rien de moins, mais le monde où nous vivons n’a pas besoin des catholiques, bien au contraire. »

Page 287 ( ) : «Queridos europeos,…»
Chers Européens, seigneurs magnifiques, le temps ne revient pas mais se perd bel et bien, vous saviez raisonner, vous l’avez désappris, maintenant les hommes de couleur raisonnent tandis que vous priez, prier est peu de chose et ne sert pas beaucoup, les sots perdent leurs droits, la foi ne sauve pas ceux qui ont peu de jugeote, leurs pèlerinages ne résolvent rien, avaler des sacrements ne vaut pas plus que mâcher de la gomme, leur avenir gît sous leurs pieds, leur honneur est flottant et s’évapore dans les nuages. (…)

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[Lettre documentaire 474, du 8 XII 2009]

7 décembre 2009

Dédicace de La luxure et la mort

Caraco_LM

Dédicace manuscrite, sur l'exemplaire de La luxure et la mort (1968) conservé à la bibliothèque de l'université de Bordeaux. Transcription:
"A M. le bibliothécaire
de la Faculté des Lettres.
Pour l'Université
de Bordeaux.
Nous entrons dans un monde
où nos principes ne seront plus
recevables
car ils nous empêcheraient
bel et bien
de survivre à ce monde-ci
dont ils consomment la ruine."

25 novembre 2009

Portrait de l'auteur

ESSAI DE TRADUCTION par Philippe Billé d'un «PORTRAIT DE L’AUTEUR» figurant en anglais pages 142-143 du SEMAINIER DE L’INCERTITUDE (1968).

      Je suis un puritain et je méprise la débauche, je ne goûte jamais la Vie, que j’appelle fornication et que je tiens pour Maladie, j’évite donc celles qui la portent, à savoir les femmes, car nul Bien ne peut venir de créatures vouées aux impulsions charnelles, et qui même chantent les louanges de leur propre servitude. Le mariage est à mes yeux la plus grossière duperie et de rester lié à la même femelle est la tragédie de l’homme, le célibat est moins mélancolique que l’uniformité, les femmes doivent être jeunes et belles ou bien mortes, je pourrais supporter une bonne amie pendant une demi-heure, et peut-être une heure ou deux, mais pas un instant une vieille sorcière, et la plupart des femelles ne sont rien d’autre à quarante ans. Je ne me plains jamais ni ne pleure, prêt à mourir à tout instant, l’idée de ma Mort me procure du bonheur et me remplit de joie, je suis un philosophe posthume, froidement conscient des effets que je laisse et tout à fait d’accord avec le but poursuivi : mes livres sont comme une vis d’Archimède et il leur faut du temps pour élever cette eau qu’ils ne cesseront jamais de déverser. Je crois en mon Immortalité, mais sans ma Présence, je pense que l’homme a besoin de ce que la plupart d’entre nous appellent sans aucun doute l’aveuglement, pour surmonter son attachement aux biens de ce monde : il nous faut à la fois être sage et fou, cela pour survivre et ceci pour agir, celui qui serait sage et rien d’autre risquerait de tomber ou serait enclin à se soumettre aux voies de la chair, Omar Khayyam ne sera jamais mon maître. D’où mon dédain du quiétisme et mon mépris pour tous les Orientaux, surtout les Mahométans et les Hindous, que je tiens pour visqueux et mauvais, peut-être les plus vils des hommes, manquant de dignité et pleins de complaisance.

24 novembre 2009

Portrait de l'auteur

PORTRAIT DE L'AUTEUR

(Dans son Semainier de l'incertitude, écrit en 1968 (et paru à L'Age d'Homme en 1994), Albert Caraco a inséré ici et là  un "Portrait de l'auteur" (donc de lui-même) en diverses langues, parmi lesquels un en espagnol page 144, dont voici un essai de traduction par Philippe Billé.)

    Je suis méprisant de nature et je ne m’intéresse pas aux gens, je ne regarde presque personne et mes yeux passent à travers tout. Nul ne peut m’offenser, je suis si flegmatique que les éloges ne sauraient m’émouvoir et pour le dire enfin, je ne vis qu’à demi. J’aime rester coi des heures et des heures et si je dois parler, que ce soit avec un homme de valeur et bien né, mais pas avec des femmes. Il me semble que la pierre angulaire de toute courtoisie est le calme, et lorsqu’il manque, tout l’édifice s’écroule : il n’est homme plus tranquille que celui qui se dépeint ici et malgré tout son flegme il est assez désinvolte, second point de la courtoisie. De la grandeur, j’en ai aussi à ma façon, il y suffit de ne point désirer ni de craindre. Calme, désinvolture et grandeur procèdent l’un de l’autre, la source étant le calme, sans quoi rien ne s’atteint. Je suis courtois sans aucun doute et il me semble que le Salut est une image du divin, l’Ecriture cependant est pour moi l’école du mauvais goût, ses personnages sont pesants et pathétiques, et j’irais jusqu’à dire qu’il ne faut pas même imiter le Christ, qui fut fâcheux et pleurnichard. Pilate, lui, était grand seigneur, sceptique, froid et mesuré, de plus grand style que le Sauveur et l’on voit clairement qu’il ne croyait en rien, preuve qu’il était bien né et mieux encore éduqué. Ma devise est : ni Vanité, ni Voluptuosité, car toutes deux nous asservissent, l’une nous enchaîne à l’opinion, l’autre à la chair, mais l’opinion est bien inconstante et la chair bien pesante, et lorsque nous sommes pris entre l’inconstance et la pesanteur, nous n’éprouvons rien de moins que l’Enfer. Sans l’imagination, la sensualité perd ses ailes et se sépare entre mécanique et attachement, la première est plus ou moins sage, le second plus ou moins fort, tous deux sont au-dessous, bien au-dessous des rêves qui naissent chez les jeunes et les chastes.

(Cette traduction a déjà paru comme Lettre documentaire n° 355, le 30 septembre 2006).

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